PUBLICATION: La Presse
DATE: 2004.08.14
SECTION: La Presse Affaires
PAGE: LA PRESSE AFFAIRES1
COLUMN: La vie économique
BYLINE: Picher, Claude

Mythes et réalités


Les Américains sont-ils en train d'acheter le Canada? C'est certainement, en tout cas, une opinion largement répandue, et c'est un peu compréhensible.

L'économie américaine est 12 fois plus importante que celle du Canada. Les multinationales américaines sont omniprésentes dans l'univers économique canadien. En fait, la plus grosse compagnie " canadienne ", selon le dernier classement annuel du Financial Post, est General Motors du Canada, filiale du géant américain du même nom. Parmi les 50 plus grandes entreprises " canadiennes ", on compte pas moins de 12 grands noms américains. Pour couronner le tout, les médias nous annoncent régulièrement que d'autres entreprises canadiennes se font bouffer par leurs concurrents américains.

Dans ces conditions, il est facile de conclure qu'au rythme où vont les choses, le Canada ne sera plus qu'une succursale des États-Unis dans quelques années.

Or, un examen objectif de la question montre que c'est loin d'être le cas.

Deux économistes de l'Institut C.D. Howe, Jack Mintz et Yvan Guillemette, viennent tout juste de publier une recherche extrêmement éclairante sur le sujet (1). Ils en concluent que la supposée invasion de l'économie canadienne par les investisseurs américains n'est qu'un mythe.

Il est vrai que de nombreuses compagnies canadiennes ont été vendues à des intérêts étrangers depuis quelques années. Chaque fois, ces transactions font l'objet d'une abondante couverture médiatique. Or, il existe un important envers de la médaille, dont on parle beaucoup moins: pendant que le Canada vend des entreprises, il y a aussi de nombreuses compagnies étrangères qui passent sous le contrôle d'intérêts canadiens. Le mécanisme joue dans les deux sens.

Si une compagnie étrangère achète une compagnie canadienne et qu'en même temps, une entreprise étrangère de taille comparable passe sous le contrôle d'un acquéreur canadien, les deux transactions s'annulent, comme dans le cas des exportations et des importations. L'important est de connaître la différence entre les ventes et les acquisitions d'entreprises.

Les deux chercheurs se sont intéressés plus particulièrement à la période de six ans située entre 1997 et 2002, qui a été marquée par une vague de fusions et d'acquisitions d'une ampleur sans précédent. Comment le Canada a-t-il tiré son épingle du jeu, particulièrement face aux États-Unis?

Le réponse est simple: plutôt bien. En six ans, 345 compagnies canadiennes, d'une valeur totale de 144 milliards, sont passées sous le contrôle d'acheteurs étrangers. Pendant la même période, les investisseurs canadiens ont pris le contrôle de 447 compagnies étrangères, d'une valeur de 124 milliards. Le Canada l'emporte donc quant au nombre de compagnies, mais accuse un retard de 20 milliards quant à la valeur des transactions. N'eût été la transaction Seagram-Vivendi, qui dépasse à elle seule les 60 milliards, le Canada se serait remarquablement bien tiré d'affaire.

Si on isole les transactions avec les États-Unis, toujours pour la période 1997-2002, on voit que la valeur totale des entreprises américaines passées sous contrôle canadien atteint 85 milliards, alors que les acquisitions américaines au Canada se situent à 72 milliards. " Nous sommes aux antipodes de la vente de feu ", concluent les auteurs.

Les chiffres que nous venons de voir concernent les entreprises de toutes tailles. Or, les grandes entreprises sont reconnues pour apporter des immobilisations considérables, engendrer d'importantes retombées économiques et offrir de meilleurs emplois. Pour savoir ce qui s'est passé de ce côté, le document se penche sur toutes les transactions de un milliard de dollars et plus. Entre 1995 et 2002, le Canada a perdu 32 de ces géants au profit d'intérêts étrangers; mais pendant la même période, les investisseurs canadiens prenaient le contrôle de 35 entreprises étrangères évaluées à un milliard ou plus.

Une autre approche consiste à mesurer le poids des entreprises américaines dans l'économie canadienne sur une longue période.

Les périodes étudiées varient quelque peu en fonction de la disponibilité des données, mais les chiffres sont concluants. Voyons plutôt:

Entre 1989 et 2001, le nombre de filiales à contrôle majoritairement américain installées au Canada est passé de 1833 à 1902. La hausse annuelle moyenne dépasse à peine 0,3 %.

Entre 1982 et 1989, la production totale des filiales américaines est passée de 54 à 70 milliards. Cette progression est inférieure à la croissance économique. Pendant cette période, la production des filiales américaines est passée de 11 à 10 % du produit intérieur brut.

Entre 1983 et 2001, le nombre d'employés des filiales américaines est passé de 824 000 à un peu plus de un million. C'est une croissance plus lente que celle du marché du travail. En 1983, les filiales américaines employaient 7,5 % de la main-d'oeuvre, contre 6,9 % huit ans plus tard. On conviendra qu'avec de tels chiffres, on peut difficilement parler d'invasion.

(1) Le document de 36 pages, disponible en anglais seulement, est accessible gratuitement. Pour y avoir accès directement, taper www.cdhowe.org/pdf/A-Capital-Story.pdf +